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"La basse-cour de la montagne" : un conte d'Eugène Savitzkaya

J'ai déjà eu l'occasion de vous parler d'Eugène Savitzkaya, de sa poésie, avec son fameux Aigle et poisson, recueil enté de sérigraphies de Bercaval, publié par les Ateliers du Pré Nian en 1982.
Ne pas oublier de mentionner ici sa correspondance croisée avec Hervé Guibert, parue aux éditions Gallimard en 2013 : Lettres à Eugène. Correspondance 1977-1987, livre qui regroupe les seules lettres dont Hervé Guibert ait autorisé l’édition. Un document essentiel, s'il est besoin de le souligner, où les deux auteurs se livrent sur les rapports entre la vie et l'écriture, leur interaction.
Romancier (citons En vie, éditions de Minuit, 1995) il est aussi nouvelliste. Le conte qui suit, inédit, date de 1994, un écrit contemporain de Jérôme Bosch, Musées secrets paru la même année aux éditions Flohic.

La basse-cour de la montagne


Il existe sur l'île d'Elbe quelque part dans un repli du Mont Serra, un lieu invisible qui prend parfois la forme d'une habitation accueillante et sonore. En franchir la porte équivaut à passer d'un état à un autre (de l'état solide à l'état liquide ou, sans transition, à l'état gazeux) comme on traverserait, de mémoire, un pont situé dans la plus lointaine enfance ou la surface blême de l'eau. on peut dire qu'il est constitué de pierre, comme la montagne. D'air, comme la montagne. De fleurs, comme la montagne dont il est l'un des accidents. Certaine lumière le fait apparaître à intervalles incalculables. On ne peut le reconnaître que l'ayant déjà pratiqué. Lorsqu'on s'y rend, peu d'indices corroborent la certitude d'y être arrivé. Il faut en quelque sorte trouver les clés d'accès, les formules, c'est-à-dire en éprouver un grand nombre avant d'en découvrir la bonne. Comme il existe des formules d'amour pour chaque instant amoureux, des formules salvatrices pour chaque instant de vie, des formules pour appeler le bonheur, pour résister à l'usure, pour répondre au sirocco, des formules chimiques et des recettes de cuisine. C'est-à-dire qu'il faut sans cesse réinventer ce lieu et lui donner la consistance qui sied à chaque instant du jour et de la nuit. Les roses ne sont plus dans le jardin des roses mais sans le jardin des roses elles n'auraient jamais existé. Les sorbiers auraient pu disparaître mais ils ont grandi entre le mur et le ciel comme la concordance de l'azur et de la pyrite. Il y a les quatre pentes du clocher quadrangulaire comme signe tangible. Il y a la coupe pleine de la mer à portée des lèvres, avec les risées formant des cercles qui ne se referment jamais et des lignes parallèles à l'appui de fenêtre. Thomas Weczerek, le peintre roux de Capoliveri a transporté les roses dans l'église. Thomas a transporté les roses jusqu'en Chine en passant par la Perse, par brassées comme on fait avec le linge qu'il faut sans cesse lessiver. Hans Georg Berger, le photographe thaï a balayé l'église. Hans arrosa les rosiers avec des lunaisons d'eau de pluie. Des bords de l'Atlas sont venues des roses qu'il faudra nommer en hommage aux morts et aux vivants. Les roses de chaque jour sont devenues persistantes et séculaires. Voilà le lieu comme un nid d'abeilles fouisseuses et comme la très secrète multiplication des pains. Voici l'arche de Santa Caterina échouée ici à la faveur des vents.
     «Le lézard vert dit brusquement qu'il était présent et il s'avéra vivant aussi bien sur le mur crépi que parmi les buissons de sauge, cette sauge qui aurait dû nous sauver. Mais une autre créature était présente aussi, plus plate, comme écrasée par le poids des siècles, et le gecko affirma son existence pâle et bleue et il s'avéra lui aussi vivant malgré son incroyable fragilité. Un faisan vert et rouge fit contre sa glotte rouler la bille de bois et l'olivier parut dans un nimbe de brume. Ils précédèrent la sainte qui arriva en ces lieux aussi exténuée qu'une hirondelle après une migration difficile. La sainte était la première créature de cet acabit. Le lézard, le gecko et le faisan furent stupéfaits que la sainte les regarde avec des yeux autres que ceux du renard et du faucon.»

 

 

 

 «La sainte vint de la mer. Un bateau l'accompagnait, une embarcation si frêle qu'il est difficile d'imaginer comment elle put traverser une telle étendue d'eau salée. Le bateau, constitué d'une multitude de fragments d'épaves, voguait sur la mer et la sainte se tenait debout sur le bateau... Certains vaisseaux apportent du pétrole, d'autres des oranges et d'autres des saintes égyptiennes. Le bateau voguait sur la mer et la sainte se tenait au-dessus du bateau...»
     Vivre ici, dans le sobre appareil des murs, c'est vivre au cœur d'un vaste tambour d'où il est permis de percevoir sans le moindre effort et avec la sensation d'une extrême proximité tous les stades de la métamorphose des insectes, la nervosité chaque fois différente des coqs de la vallée : le coq en cuivre lacérant le soleil, le coq d'or gonflant jusqu'à l'éclatement, le coq électrique s'allumant et s'éteignant selon les modalités de l'énergie magnétique, la tristesse des chiens de chasse étouffant sous les paillassons, la densité du vent, l'organisation de la montagne en terrasses et en éboulements, la reconstitution des roses à partir des métaux et des scories, la géologie, les monstruosités climatiques, les éternuements humains, le lent tocsin funèbre montant du village par gradins, les degrés d'humidité, d'irritation, de vieillesse. Personne ne peut vivre ici, dans ce chantier millénaire sans subir une certaine transformation qui s'opère d'une manière si flagrante qu'il est possible d'observer les différentes phases de ce qui s'avère parfois une véritable démence. Moi, ces jours de mai et de juin, sur le chemin parcouru quotidiennement entre le village et l'ermitage dans l'énorme fumet du maquis, j'ai pu en mesurer l'ampleur et les subtilités. Afin de ne jamais arriver les mains vides, je me mis à ramasser les cailloux pour les porter au sanctuaire lumineux et il ne fut pas un jour que je ne ramenai un quart de mon poids de pierres. Peu à peu, je m'aperçus que je ne récoltai que des éclats d'astres, des branches d'étoiles qu'il me fallait en quelque sorte ranger, je ne pouvais faire autrement, pour reconstituer le losange d'origine. Des grands éboulements, je me vis prendre ce qui m'était inutile. Mes yeux furent bientôt envahis de tant de losanges qu'il me fallut lutter contre leur oppressante multiplication. Dès lors, je luttai contre eux avec les moyens du bord, comme toujours. Je les retirai du paysage où ils rayonnaient pour les empiler comme de vulgaires briques. Mais cette hallucination augmenta comme une fièvre : la montagne elle-même s'organisait comme un vaste losange tantôt couché, tantôt dressé perpendiculairement à la pente de la terre. Alors avec les lingots de ma folie, je construisis des maisons possédant chacune clocher et colombier et j'eus recours aux mots qui m'avaient déjà tiré de bien mauvais pas. Et je me mis à délirer...
     «Une bouche me fut offerte avec, dans l'âme, la langue comme un grelot. Elle n'était qu'une partie du losange initial. Il fallait qu'elle se complétât, qu'elle s'abouchât à d'autres fissures du fol univers pour former une partie du losange initial dans un doux chant et le son des baisers.
     «Par la grande fontanelle avant qu'elle se referme s'évapora toute ma mère en robe bleue, la lumière de la torche que j'avais dirigée vers les douces parois historiées des abîmes révolus.
     «Il fallut trouver dans le grand ciel un soupirail pour faire tomber les fleurs sur la terre. Deux branches d'étoiles furent brisées pour aménager cette ouverture et la bouche fleurit.
     "Comme je ne me connaissais alors aucune autre ouverture, je fis glisser dans mon corps par la sébile de ma grande fontanelle un peu de lait qui vint plâtrer ma bouche et laver le sarcophage désormais vide de ma mère.
     «Un grand ahurissement fut le principe fondateur de la bouche. Du spectacle qui le provoqua, quelques traces subsistent encore sur la terre : la tige étoilée d'un rosier ancien, çà et là des rubans de fumée dans le soir et le soleil sur l'un des horizons...»
     Peu à peu la fièvre déclina, mais sur la rétine subsiste à jamais la forme éblouissante.

 

                                                             Eugène Savitzkaya

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