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"Les Cahiers du Schibboleth" n° 9, 20 décembre 1987, 146 pages, 60 F

Antoine Volodine est né en 1949. Il a publié une quinzaine de livres qui fondent le « post-exotisme », univers littéraire parallèle où onirisme, politique et humour du désastre sont le moteur de toute fiction. Des anges mineurs (1999) lui a valu le prix Wepler et le prix du Livre Inter 2000. Terminus radieux (2014) lui a valu le prix Médicis. Après avoir enseigné la littérature russe qu’il traduit également , il se consacre entièrement à son œuvre. Il a écrit plusieurs textes pour la radio (France-Culture) et sa construction romanesque est aujourd’hui riche d’une trentaine de titres. Il vit à Orléans et voyage souvent en Orient (Macao, Hong Kong).

On le connaît moins en tant que poète, et pourtant... Les poèmes en prose qui suivent, toujours inédits en livre, ont été écrits fin 1987, dans l'éphémère mais non moins talentueuse revue de Francis Giraudet et Bérénice Constans, amateurs d'art brut et de poésie en liberté : une revue qui a donné asile à bien des plumes qui deviendront célèbres. Ce numéro 9 des Cahiers du Schibboleth était entièrement dédié à Michel Vachey, mort dans sa quarante-huitième année le 5 mars 87, dont le dernier livre paru s'intitulait "Après-midi à rien" (éd. Inanition S.A.) :
       “Noire sœur

        sang frais de la pluie
        le ciel est ta sente
        la nuit t’envie
        tu te donnes &
        ne rends rien

        Que nos dents le sel
        la touffe des narines
        prix & déchirure
        l’inverse l’averse”

Voici à présent, en ce dernier jour de la mémorable année 2021, trois prosèmes d'Antoine Volodine :



 

Quatre propositions pour un rai


Quand tu fus oiseau je me tournai du côté de mes larmes avec l'odeur des encens mal brûlés, des huiles, des palmes.
Quand tu fus, Saamanari, oiseau, je me tournai vivement du côté de la muraille, pour cacher mes larmes, avec l'odeur des encens mal brûlés, des huiles roses, mordorées, des palmes.
Quand tu fus, Saamanari, répondant à des appels que, sourd, j'ignorais, happée par les instincts de l'errance, de l'aube, par les mystères que tes rêves avaient cristallisés autour de nous, oiseau, je repoussai tes ailes tièdes, déchirai la toile rêche du cocon qui nous unissait, et me tournai vivement du côté de la muraille cuivreuse du temple, pour cacher ma déception et ma peur, mes larmes, avec l'odeur entêtante des encens mal brûlés, des huiles roses, mordorées, glissant depuis le faîte des palmes.
Quand tu fus, toi que j'aimais, Saamanari, répondant endormie à des appels que, sourd, j'ignorais, happée malgré toi par les instincts de l'errance, de l'aube, par les mystères que tes rêves avaient cristallisés puis embellis autour de nous, oiseau, je repoussai d'un geste tes ailes tièdes, me blessant la poitrine, le ventre, à tes plumes, déchirai la toile rêche du cocon qui nous unissait, et sans réfléchir me tournai vivement du côté de la muraille qui reproduisait la lueur cuivreuse du temple, pour cacher ma déception et ma peur, oubliant que cela suffirait à exciter la foule qui observait en chuchotant mes larmes et s'avançait, avec l'odeur entêtante des encens mal brûlés, des huiles gouttant du haut des torchères roses, tandis que la prêtresse et ses suivantes dansaient, mordorées, tentées d'imiter à elles seules le soleil qui tardait encore à réchauffer la mort déjà glissant depuis le faîte des palmes.


Adieu à la reine


Errant immobile devant la porte, ailes closes, tu te penchais ; mais seule une flamme te répondait, irrégulière, sifflait ; quand tout à nouveau se taisait, tu interrogeais des noms perdus, Istvan, Alitchka, tu cherchais à deviner la signification du ciel torsadé, orange ; l'univers était un coffre étouffant. Des deux côtés de la serrure la sentinelle avait placé une bougie qui t'interdirait tout mouvement ; vrillé à travers les voiles écumeuses du feu, les tentures clapotantes, le vent gémissait, en aveugle, inutile. Déjà tu essayais de dormir plus fort. Tu te rappelais les instructions : deux chambres semblables, Alitchka allongée à l'intérieur du miroir, prisonnière, aucun meuble, l'espace vidé, sinon cette pluie épaisse d'ors rouges, de part et d'autre de la serrure ; un panneau d'argent en guise de mur ; dans ta mémoire, un abîme de frayeurs bouillantes.
Alitchka n'avait pas quitté son miroir. Désirant franchir la frontière, tu étreignis ce qui se trouvait autour de toi, rien. Contre tes oreilles éclata aussitôt le vacarme des cloches, les cris, au creux de ta langue rampait la vapeur aigre des incendies, rôdait. La guerre se rapprochait dans les ruelles voisines ; tu étais tombé sur le parquet dont les craquements risquaient de te réveiller, tu te relevas, en vain ; les deux chambres restaient identiques et dépeuplées ; bientôt entouré de fumées, tu entrouvris les doigts et les épaules. Obliques depuis le vestibule, les soldats menaient grand bruit, démolissaient l'escalier pour t'atteindre ; Alitchka discourait à l'abri de son non-reflet, indifférente. Des griffes se précipitaient vers toi, assoupi, noires, afin de t'arracher aux tisons : en guise d'amour.


Décès du rien


Afin d'en finir, nains, délateurs, je vous lègue les dames vieillies dans les trous d'eau, les barils de fermières et d'épices, les ferrailles qui stagnent ou bégaient, sur la côte où autrefois nous abordâmes. Je ne vous transmets pas le rituel des armées en bivouac ; je conserve pour moi les flottes en ruine, le fouillis des princesse accroupies, dépareillées, à la mâture réduite, les louves en cheveux de l'équinoxe.
Traîtres, faussaires, me voilà sortant les poignards, examinant leur fil ébréché contre la surface laiteuse, équivoque, des nuages ; je retire de votre compétence les rames, les algues qui dérivent parmi les étoffes en désordre, les marins moites, sculptés en une pierre trop roussâtre, le bétail aux formes courbes. Longtemps j'avais cru que vos lèvres sentiraient le curry, les fleurs ; mais l'heure est farine que vent emporte ; vos lèvres sentaient les corsaires et les miasmes.
Je garderai pour moi la ville impénétrable, les passerelles du grand large et les îles menteuses où marmonnent les tigres et les bambous. Je me tiendrai sur cette ligne noire que les patrouilles éclairent en tendant à bout de bras leurs lanternes, je ne riposterai pas au brame de vos guetteurs ; je serai dans ma jonque à l'ancre, protégé ; je répandrai au hasard de la houle le sang avare de vos messagères ; il sera minuit, félons.


Antoine Volodine

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