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Le printemps, avec toutes ces exhalaisons florales, ne me convient pas vraiment, un rhume persistant qui m'empêche ces jours-ci de respirer à mon aise en témoigne. René Char parlait de « la marche fourchue des saisons », l’expression est juste, l’été me pourrait être plus propice ; et Mei qui plante à présent ses graines (courges, haricots, concombres) dans notre jardinet a toute mon admiration. Une petite chaise rouge d’enfant l’aide à ne pas se casser les reins. Par la porte-fenêtre fermée, un chat noir tente de se saisir des canaris qui dans la grande cage chantent en chœur avec le « soleil pour témoin. »
Il me revient en mémoire cette visite que nous avions faite auprès d'un médecin pour obtenir de lui une déclaration de grossesse, nous attendions alors Gaëlle (ces temps-ci elle ne garde plus un drap sur sa tête pour dormir, ses peurs enfantines se sont enfuies). Première phrase du généraliste : "Est-ce que vous voulez garder l'enfant ?". Mei (qui est athée), en sortant du cabinet, me dit : "Ainsi donc, sans rien savoir de notre histoire, de l'amour que nous nous portons, il nous proposait de tuer l'enfant à venir, d'un coup de stylo sur le papier ?"
Lecture d’une page inédite, manuscrite, du malheureux Jules Laforgue, mort à 27 ans, qui pouvait citer sans coup férir Musset, Pascal, Sénèque, Schopenhauer, Proudhon… c’est dire ! Les lignes qui suivent, à vocation philosophique, portent le titre « L’infini », ce que j’en extrais au fil de l’eau :
Dans le grand âge, C* m’écrit en m’offrant deux livres de son cru, en regrettant rétrospectivement, parlant de son œuvre passée, "une forme figée et obsolète, mais j'ai, continue-t-il, toujours tenté de faire chanter cette langue classique sous l'influence de René Guy Cadou..." Au regard de son absolue sincérité, l'un de ses deux ouvrages sera commenté dans une prochaine livraison de Diérèse.
Comment donc essayer d’approcher la somme de ce que l’on ignore de soi-même ? Sûrement en rejetant d’abord les garde-fous fragiles qui délimitent les zones les plus obscures du passé ; puis en reprenant à notre compte, en se les réappropriant, ces bouts de vie que l’on n’a pas vécus jusqu’à leur terme, en passe de se perdre, pour toujours. Ces essais ratés forment en effet une suite infinie dont chaque instant ajoute au fil du temps une autre fibre, la nôtre en particulier.
Craignant pour la postérité de ses écrits, L* me demande si j'accepterais d’être son exécuteur testamentaire. Surpris par la démarche, mais quelque peu flatté dans le fond, je lui demande s’il est bien sûr qu’il partira avant moi. Capté j’imagine par l’actuel tissu du monde, déchiré voire déliquescent, mon accord lui est finalement donné... jouer ainsi de la probabilité de son existence comme une partie de dés gagnante. Soyons fous !