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"A quoi bon la poésie aujourd'hui ?", de Jean-Claude Pinson, éditions Pleins Feux, avril 1999, 72 pages, 48 F

Jean-Claude Pinson est né en 1947. En 1995, après un premier essai sur la poésie contemporaine, Habiter en poète, suivront plusieurs livres de poésie (Fado [avec flocons et fantômes]) (Champ Vallon, 2001), Alphabet cyrillique (Champ Vallon, 2016), et, en 2018, aux éditions Joca seria, un récit en prose à caractère autobiographique intitulé Là (L.-A., Loire-Atlantique), variations autobiographiques et départementales.
Le recueil dont sont extraites les réflexions qui suivent a le mérite de poser les questions essentielles à la compréhension du médium poétique dans une vision frontale, cadrée, attentive aux motifs de ce qui constituent sa raison d'être, dans et hors le phrasé de la langue, tentant d'approcher graduellement quel est son cap.

Voici :

 

 

 

 

Au-delà du simple plaisir du texte, que peut donc nous apporter la lecture d'un poème ? Que cherchons-nous quand nous lisons de la poésie ? des modèles de vie où nous puissions puiser des enseignements pour la nôtre ? Mais alors, mieux vaut lire des biographies de poètes. Sans compter qu'un tel bénéfice éthique n'est pas spécifique à la poésie.
     Car cette vertu éthique d'"édification" de soi, par laquelle des livres nous aident à nous faire les "poètes" de notre propre existence, vaut pour la littérature en général et même pour des arts qui lui sont étrangers - le cinéma par exemple, autrement plus puissant, aujourd'hui, dans la configuration moderne de la culture. Et s'il s'agit de chercher des modèles de vie afin de sans cesse "refigurer" notre incertaine identité, alors sans doute le roman (ou plus largement le récit), en tant qu'il met en scène des personnages et configure narrativement le temps vécu (qui est aussi un temps social), est-il plus adéquat à cette fonction éthique que la poésie elle-même. Car la poésie lyrique n'est pas proprement mimétique - ne repose pas sur le principe, issu de la poétique aristotélicienne, de la refiguration du monde et de la société au moyen de l'invention d'un muthos, d'une fiction.
     En réalité, c'est dans une sorte d'entre-deux, à mi-chemin de l'intelligence d'un sens et de la sensibilité aux formes verbales, là où se fait l'hésitation entre sens et son, que l'onde du poème se déploie. Sollicitant, plutôt que notre intelligence narrative, une compréhension qu'on pourrait dire "affective", le poème lance ses mots, comme autant de sondes, en direction des assises les plus enfouies de notre présence sensible au monde. Il fait vibrer en nous la corde énigmatique du temps en ce qu'il a de plus inscrutable. Il excite les nervures les plus secrètes de notre habitation corporelle et spatiale du monde. De la sorte, ce n'est pas un message qu'il délivre, ni quoi que ce soit qui puisse être de l'ordre d'un enseignement doctrinaire. Il ne met pas en vers des idées : il dessine et décline des versions de monde qui sont autant d'esquisses d'une autre économie possible de l'existence - d'un autre éthos (séjour), qui serait, selon le mot de Mallarmé, plus "authentique".
     Certes, il est sans doute bien difficile de déterminer par quelle aléatoire capillarité de telles esquisses peuvent bien se diffuser et être d'une quelconque efficience. Il n'est pas impossible, toutefois, sans céder à nouveau à l'illusion romantique d'une révolution de la vie par la poésie, de cerner plus précisément quelques modalités de l'action qui peut être celle de la poésie sur l'existence.

La poésie comme tonifiant de l'existence

     La vie ne tient qu'à un fil - celui que la Parque est toujours prête à couper. Le désir de vivre lui-même est fragile, et c'est pourquoi nous cherchons sans arrêt de quoi en retendre le ressort, afin que notre existence ne soit pas trop soumise à ce qui l'aliène et la défait. La poésie (mais non elle seule) peut y contribuer. C'est là, selon Leopardi, son mérite essentiel : être capable d'ajouter à la trame de nos jours un fil capable de la vivifier, d'en accroître l'intensité, d'en renforcer l'allant. "De la lecture, écrit-il ainsi, d'un fragment de vraie poésie contemporaine, en vers ou en prose - mais l'impression que donnent les vers est plus forte -, on peut dire, avec peut-être plus de pertinence, même en ces temps si prosaïques, ce que Sterne disait du sourire : qu'il ajoute un fil à la trame trop courte de notre vie. La poésie est pour nous comme une source de fraîcheur, elle accroît notre vitalité", in Théorie du plaisir, éd. Allia, 1994.
     Cette vertu tonifiante, pour l'existence, de la poésie, ne vient pas de ce qu'elle enjolive la réalité d'un fil doré, de ce qu'elle repeint en rose bonbon, en vert pastel (pastoral) ou en bleu mystique les murs de cette "prison en plein air" qu'est trop souvent la vie. Leopardi conçoit déjà la poésie sur fond de ce "désastre" que constitue l'arrière-plan de notre condition moderne...
     Il ne s'agit donc plus, si l'on suit la poétique léopardienne, de concevoir la poésie, à la façon romantique, comme pouvoir de voyance et d'action supérieures. Il ne s'agit pas davantage de la penser comme simple entreprise de consolation, invitant à accepter l'existence et le monde en leur médiocrité quotidienne et aliénante. Avant tout, elle doit être comme un usage du langage susceptible de redonner à l'existence, hic et nunc, une santé, - une santé qui est une ardeur. Par le fil qu'elle enlace à la trame de nos jours, a poésie est ce qui contribue à rendre sa solidité au tissu de l'existence et à l'âme son courage.

Jean-Claude Pinson

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