Tout cela...
A en croire Erasme, les passions seraient le ressort intime de la folie, opposée à la raison. Moins manichéenne, j'ai trouvé dans un livre, résumée en une phrase, la raison pour laquelle la folie tôt ou tard emporte les tyrans : "Le déséquilibre entre un pouvoir-faire infini et un savoir-faire limité."
On pourrait imaginer que cela se passe à la fin de l'hiver, un grand champ de labour entoure la maison, quelques plaques de neige y subsistent, en bordure d'un bosquet d'arbres noirs. En eux-mêmes, ces détails, bien sûr, n'importent pas. Il me semblait simplement que la qualité de l'air à cette époque de l'année, dans ce décor, l'atmosphère de la pièce longtemps chauffée au feu de bois, l'ameublement, vieille commode de chêne ou de noyer, tapis épais ; il me semblait que tout cela était de nature à donner à la voix du lecteur le ton que j'attends d'elle, grave et doux, feutré sans excès, un peu monotone.
Devant un puits artésien aux traînées de rouille, subsiste cette image d'enfance, que rien ne saurait emporter plus loin. Dans la vasque qui recueillait l'eau précieuse en un pays qui en manque quelque peu, son parfum de cendre et de chevreaux montait à la tête, souffle de vie : un canal s'en échappait, ses abeilles ivres, accordées au demi-sommeil des heures trop chaudes.
Longtemps regardé les figures que le givre avait tracées sur la vitre, en train de se défaire. Elles abandonnaient le terrain, rentraient en elles-mêmes, s'arrondissaient en gouttes : un goût particulier pour le spectacle de la décomposition ; la dislocation d'un ensemble et la retraite désordonnée de chacun de ses éléments. Que rien ne soit intangible et que tout puisse à tout moment se défaire, spécialement ce qui se construit patiemment au prix d'efforts énormes.
Il était difficile de taire ce que je savais sans pouvoir toutefois me le représenter en y appliquant ma pensée, en le dotant d'un tracé, d'un coloris même léger. Le visage réel qui m'était offert n'était que son reflet revu en esprit, simple frisson de lumière posé sur le tain du miroir.
Au pied d'un poteau télégraphique, quatre ou cinq grosses pierres. Sous la coulée miroitante, une gerbe de gouttelettes, la pluie s'était invitée parmi nous, couchant la pointe du rhododendron. La journée n'en finissait pas de prendre forme.
Parce que lointaine, elle me semblait plus belle. Nous n'avons que nos rêves pour avancer un peu. Le vent de sable souffle, les mollets en rougissent tant le picotement est intense. Avec le décalque léger d'une caravane, quoi me poussait vers l'impossible envers d'un monde dont je ne pouvais goûter que l'impression d'un simple passage en nous, dans notre corps, bientôt avec notre complicité, notre consentement intime. Sentir le vide dissoudre ainsi nos cellules de l'intérieur, tenter de l'aider de notre mieux, de rendre sa tâche plus aisée, en nous relâchant, en nous tenant à sa disposition...
Refus d'entrer dans le giron de telle ou telle école poétique, de quelque obédience qu'elle se réclame. Pierre me reproche au téléphone d'être arrivé en métropole, il y a de cela quelque quarante années, sans aucune conscience politique. J'avais brûlé presque dix-huit années d'existence, Raja L., la fille du procureur de la République m'avait dit, en me quittant : "Ne nous oublie pas trop vite !".
C'était bien elle qui jouait le rôle d'Isabelle dans Intermezzo, de Jean Giroudoux, et j'étais alors le contrôleur des poids et mesures, essayant vainement de lui donner goût à la vie, face au spectre, lui en cape noire. Avant le grand départ, sachant qu'une fraction de vie prenait ici fin, nous nous sommes embrassés, un peu pour défier le temps, aussi : peine perdue.
... Le feu pétillait de temps à autre, le vent s'engouffrait dans la cheminée et venait ronfler jusqu'à mi-hauteur du tuyau intérieur. Ces rapides et bruyantes incursions évoquaient la nuit pluvieuse, un univers incertain où l'on peut s'égarer. "Ma jeunesse s'enfuit", chantait Yves Simon.
Dans l'heure étrange où je l'entends faire ses gammes, celle par qui le créé éveille des lambeaux de pensée, des myriades de moi transparaissent, où brillent les formes des êtres que j'aime, où s'écrit ce qui se lit au fond de la poitrine. Les bois environnants donnent l'impression d'écouter, eux aussi. Nous montons ensemble, le paysage s'élargit. le soleil descendant de la cime, la lumière blasonnant. Ce n'était pas sous l'impulsion de courts nuages qui couraient çà et là que nous devinions la douceur d'une présence au profond du temps mais par ces blessures que l'air visite continument, ces monceaux de pierres bises comme autant de cairns pour signaler à ceux qui passent le bon chemin à emprunter. (31/8/2024)
A qui s'émerveille (ce qui m'a été souventes fois reproché), tout est habituel et mélancolique dans le même temps, habituel et intolérable, là même où les choses font cercle et se recyclent en elles-mêmes. Puisque la poésie est la vie, la vie violente et désirante, son souci n'est pas spéculatif, elle est un jardin d'ombres recomposées à mesure par ce qui viendra colorer le poème, pour honorer par effet retour qui veille et qui mendie le mot juste.
Au vrai, les choses sont perdues, mais leur perte nous brûle. Les êtres meurent, et leur mort nous saute au visage. Le monde nous échappe, et dans cette échappée nous saisit, nous frappe absolument. Le blanc des nuages dans le ciel bleu dit et redit le déchirement continuel des apparences, cette inquiétante étrangeté du réel avec lequel l'écrivant compose, en association libre. Sa parole est d'une royauté barbare, à la fois dévorante et innocente. (04/9/2024)
Daniel Martinez