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  • "Colombe Blanchet", d'Alain-Fournier, éditions le Cherche-Midi/Amor Fati, préface d'Alain Rivière, mars 1990, 288 p. 88 F.

    Et voici que, 77 ans après le Grand Meaulnes paraît un autre livre d'Alain Fournier : Colombe Blanchet, livre d'un fantôme et fantôme d'un livre. Cela devait être son second roman : il l'écrivait en 1913. Le 22 septembre 1914, à Saint-Remy-la-Calonne, il était porté "disparu à l'ennemi".
    Restait ce manuscrit, cette "liasse de brouillons" plutôt, dit sagement Alain Rivière, son neveu. Une universitaire italienne, Gabriella Manca, s'y est attachée avec la ferveur, la patience, le courage, l'humilité de l'amour. Et la statue à peine ébauchée remonte à la lumière. Six chapitres à peu près écrits, des esquisses, des plans, des scénarios, des notes.
    Par "un jeudi de pluie tenace et de profond ennui", on voit arriver, en 1892, un instituteur suppléant dans la petite ville de Villeneuve-sur-Allier, que déchirent d'âpres batailles politiques. On voit des jeunes gens farauds, naïfs et gourmés. On voit une femme perdue, une jeune fille délurée et une autre de dix-sept ans, "pieuse et matinale" : Colombe, "cette chaste jeune fille admirable qui errait toute seule dans la maison des religieuses".
    Par désœuvrement, par jeu, par défi, les jeunes hommes un soir font ce pari fou : à qui le premier aura fait venir dans sa chambre une jeune fille de Villeneuve. Voilà, voilà à peu près tout. Encore rien n'est-il toujours sûr. Alain-Fournier hésite, les noms et les prénoms changent. Et les disparates ne manquent pas non plus dans ces esquisses où se coudoient étrangement princesse lointaine de Maeterlinck et fantômes provinciaux dignes de la Jeune Fille verte, les politicailleries ridicules ou sordides et les cœurs purs des jeunes filles à la Jammes.
    Hésitations, variantes, redites, repentirs, non, Colombe Blanchet n'est pas un chef-d'œuvre, c'est l'ébauche d'un possible chef-d'œuvre. On y éprouve à peu près le sentiment qui vous étreint aux quelques mesures du troisième mouvement de l'Inachevée ou aux dernières pages de Lucien Leuwen deux fois cité dans les notes d'Alain-Fournier. A travers les ombres et les embrouilles, le même miracle timide renaît. On n'a pas tout le philtre peut-être, mais beaucoup de ce qui le compose, certaines herbes des quatre chemins, certaines formules secrètes qui font l'art du Grand Meaulnes : le tâtonnement émouvant des mots, la limpidité du regard, le don de mêler l'irréel au familier et de capter l'instant unique : "la conversation dans les menthes au clair de lune", ou : "la lune brillait sur le gravier entre les arbres des grandes allées. On imaginait des promenades, des rencontres." Ou encore : "Ce sera plus simple et plus doux qu'une main de femme, la nuit, qui suit avec grand-pitié la ligne douloureuse de la figure humaine." Magie du ton d'Alain-Fournier : cet air de venir toujours et de nous ressembler comme aujourd'hui, cette simplicité de la voix et du geste, cet air de frère.
    On sait à peu près tout de lui et il reste mystère. On sait son village, son enfance, ses bonheurs perdus ; on sait son courage dans ces khâgnes qui riment si bien avec bagnes, ses échecs, ses amours même les plus cachées, sa mort de soldat. Et le mystère le suit comme une ombre, les traces se perdent, les pistes se brouillent. Comment Colombe Blanchet aurait-il fini ? Il existe au moins deux fins. Laquelle aurait-il choisie ? ou une autre encore ?
    Où sont passées les quinze dernières lettres d'amour qu'il a écrites ? Il a quitté Mirande avec le 288e R.I. le 20 août 1914, et, du front, durant tout un mois, il a écrit à sa maîtresse, Simone, la cousine de Julien Benda, celle qui devint plus tard Madame Simone, grande actrice, présidente du jury Femina, morte en 1985 à 108 ans.
    Quelle fin a été celle d'Alain ? On nous dit aujourd'hui que les Allemands l'ont fusillé sur le champ de bataille parce que, sous les ordres d'un capitaine à demi-fou, le lieutenant Fournier avait lancé ses hommes à l'assaut d'une ambulance protégée par une croix rouge. Possible. Les écrivains français de ce temps-là, Péguy, Apollinaire ou Fournier, se jetaient avec assez de fureur à l'ennemi, quitte à se faire descendre ou couronner à jamais d'une étoile de sang.
    N'importe. Seul compte ceci : quelqu'un d'unique est passé. Son cœur nous bat encore. Tout ce qui nous en apprend un peu plus sur lui nous est cher. Colombe Blanchet nous est très chère.


    Marc Servais