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Michel Manoll: Est-ce que votre père n'avait pas fondé un hôtel à Héliopolis (ndlr : en Egypte, son nom actuel est Aîn-ech-Chams), qui était un des premiers palaces ?
Blaise Cendrars : En effet, c'est lui qui l'avait conçu et qui l'avait fait construire vers 1890...
Michel Manoll : Vous vous amusiez à ouvrir le robinet des salles de bains pour voir sortir, mélangés à l'eau du Nil, les petits serpents et les lézards ?
Blaise Cendrars : L'hôtel est resté vide durant vingt ans. Il n'y avait pas de clients. Personne ne venait villégiaturer en Egypte. Le grand tourisme n'était pas encore inventé à cette époque-là.
M.M. : Avec un père velléitaire comme le vôtre, vous avez beaucoup déménagé.
B.C. : Bien sûr...
M.M. : Passant de l'Egypte en Italie, puis à Paris, à Londres, tantôt dans des demeures de riches, tantôt dans des logis de pauvres...
B.C. : Que voulez-vous ? Mon père était un inventeur. Le propre d'un inventeur, c'est d'inventer. Mon père inventait des trucs, tenez : les lettres de cristal des devantures des magasins, les premières enseignes lumineuses, le char romain qui courait sur la façade de la maison qui fait le coin de la rue Taitbout et de la rue Laffitte sur le boulevard, des appareils à sous. Il touchait à tout, il bouillonnait d'idées. C'était un fantaisiste et un impatient. Tous les problèmes l'amusaient. Il avait débuté dans la vie comme professeur de maths. Il était rigolo. A la maison, chaque porte était munie d'un dispositif qui permettait de l'ouvrir avec les pieds, et je me surprends encore aujourd'hui à vouloir ouvrir une porte avec les pieds... C'était un précurseur, mais c'était aussi un réalisateur. Il a inventé la première machine à tisser automatiquement les tapis de Smyrne, y compris le stop, cette touffe de cheveux que les ouvrières nouent au bout de leur enfilée de laine en fin de journée pour marquer la reprise de leur travail du lendemain. Il aurait dû faire fortune avec cette unique invention. Mais dès qu'il avait fait une invention, papa n'avait qu'une seule hâte, c'était d'en faire une autre, si bien qu'il n'exploitait pas la première, se dépêchant de vendre ses patentes et de liquider ses droits pour se procurer de l'argent frais et mettre au point la nouvelle invention qui lui trottait par la tête. Et c'est pourquoi il a connu tant de hauts et de bas, dont nous subissions les contrecoups à la maison sans jamais savoir au juste d'où cela venait. Alors je gagnais peu à peu la rue, au grand désespoir de maman.